ANSELM KIEFER ET LA POÉSIE DE PAUL CELAN
Andréa Lauterwein

 

Anselm Kiefer est sans doute l’artiste contemporain qui a le plus durablement interrogé la crise de la représentation après le nazisme et la Shoah. L’une des réponses qu’il apporte à cette crise est la lecture de la poésie de Paul Celan. Ce livre retrace le parcours de cette rencontre exceptionnelle, évalue ses enjeux et en sonde les résonances. Il montre comment le lien entre le peintre et la poésie celanienne, d’abord extrêmement ténu, se consolide pendant plus de 25 ans, pour venir s’affirmer pleinement dans la série de travaux dédiée à Paul Celan en 2005/2006.

Au début de sa carrière d’artiste, le jeune Kiefer se confronte à l’iconographie de ses pères, encombrée par les mythes et la tradition héroïque, abîmée par les idéologies chauvines et la propagande nazie. Il se livre d’abord à un travail solitaire, de critique et de deuil, puis trouve en la poésie de Paul Celan le modèle d’un deuil éthique, où les fantasmes durables liés au nazisme sont déconstruits par la connaissance critique de leur construction culturelle. Dans ce travail de deuil qui nécessite une vision « géologique », verticale, de l’Histoire, les secrets, les affects et les passions ne sont pas simplement écartés, bien au contraire : Kiefer et Celan ont en commun une certaine forme d’amour-haine, obsessif et emphatique, pour la tradition culturelle allemande, et c’est en représentant ces sentiments contradictoires que la poésie de recherche de Celan et la recherche picturale de Kiefer parviennent à reconquérir toute l’intensité de leur art.

Le don de mémoire de Celan à Kiefer n’a rien d’unilatéral. Dans les limites de ses moyens artistiques, Kiefer se livre à un véritable travail d’interprétation de la Célanie, et parvient même à corriger certaines altérations de la réception. Il ne se contente pas simplement d’éplucher l’héritage culturel allemand, mais le reformule en profondeur en retournant aux sources juives pour les inscrire au sein même de l’iconographie allemande et sauver ainsi la complémentarité conflictuelle des mémoires. Au-delà des échos thématiques et structurels qu’il donne à certains vers de Celan, Kiefer isole la qualité proprement mémotechnique de certains matériaux celaniens et les recycle dans son propre réseau de références. Enfin, la perception d’un retrait du sens après la Shoah est recueillie dans l’oeuvre kieferienne même, dans ses refus, ses replis et ses ellipses.



Andréa Lauterwein , née à Zurich en 1969, a fait sa thèse de doctorat sur Paul Celan et Anselm Kiefer. Elle est l’auteur de Essai sur la Mémoire de la Shoah en Allemagne fédérale et de Paul Celan - Editions Belin, Paris 2005.













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